Mitsuki, une main sur son ventre distendu, observait d'un œil livide les éclats épars de sa vie brisée. Elle était âgée de 17 ans maintenant. Dix-sept ans de malheur. Assise sur un banc gravé, la jeune fille essayait lentement de recoller les morceaux. Le malheur s'était acharné sur elle depuis qu'elle avait été en âge de comprendre ce qu'il signifiait. Un père mort de maladie, une mère de chagrin. Une enfance volée, martyrisée. Un orphelinat perdu au cœur du Japon. Des éducatrices viles et sadiques. Une sœur jumelle noyée. Une bouteille d'alcool de trop. Un viol. Une grossesse non désirée. Un enfant arraché à sa mère. Un long voyage. Une nouvelle vie. Un meilleur ami. Un nouveau petit ami. Une vie heureuse, en somme. Une belle revanche. Mais Mitsuki n'était pas de cet avis. Yann avait été sa plus belle rencontre. Elle s'en voudrait toujours de ce qu'elle allait lui infliger. Mais le malheur était revenu. Il avait refrappé à sa porte. Elle savait qu'une nouvelle grossesse la tuerait. Elle le savait. P'tite conne, pourquoi veux-tu faire ça ?

Tu n'as plus la force de lutter. Je le sais, je le sens. Je suis ta créatrice et je sais ce qui t'habite. Le désespoir. Je sais ce qui me reste à faire. Mais te dire au revoir me brise le cœur. Ma petite Mitsuki. Mon premier personnage. Tu m'as aidé à tenir le coup, à sortir la tête de l'eau. Tu es le symbole de mon adolescence. Mais, je ne suis plus apte à continuer de rédiger ton histoire. Toute histoire a une fin. Et la tienne a sonné. J'ai grandi. Tu ne corresponds plus à ma mentalité, ma vision de choses. Tu appartiens à une époque révolue, terminée. Il faut que l'histoire s'achève. Maintenant.

Mitsuki, les larmes aux yeux, se leva péniblement. Elle s'approcha du lac. Comme sa sœur avant elle. Comme tant de personnes après tout.

Ta vie était trop compliquée. Il est même étonnant que tu sois parvenue à cet âge-là. Les gens comme toi n'ont pas la force, le courage de continuer de vivre. Ils ne sont pas adaptés à la dureté de l'existence. Ce sont des personnes précieuses, mais trop fragiles. Et tu en fais partie. J'ai été tellement heureuse de te construire une vie, un monde, une histoire. Mais il est temps pour toi, pour moi, d'y renoncer. Je te dis alors adieu.

Mitsuki, les bras en croix, se laissa plonger dans l'eau glacée. Le lendemain, les forces de police et les pompiers la retrouveront, morte.